Le petit pont de bois qui fait le trait d’union entre les deux domaines du Haut et du Bas Gesvres est le dernier d’une nombreuse famille de ponts et passerelles dont la vie ne fut pas toujours un long ruisseau tranquille.
L’endroit a toujours été un lieu de passage fréquenté. Les hommes de la préhistoire y ont perdu quelques haches en bronze en gravissant le coteau ; les Romains y ont tracé une voie pavée de bonnes intentions et de mauvais cailloux ; à l’époque des invasions vikings un premier chef de guerre a édifié, à quelques centaines de mètres en aval de l’actuelle passerelle, une motte féodale (butte de terre entourée de douves et de haies et surmontée d’une tour en bois ou en pierres) pour défendre le passage. Bientôt ce premier petit château prit le nom de « seigneurie du Pont de Gesvres » ; vers le 14e siècle le seigneur du lieu devenu seigneur de Treillières déplaça son manoir à l’emplacement de l’actuel château de Gesvres tout près du pont sur le ruisseau.
Les noms des pièces de terre portés sur le cadastre de 1839 évoquent l'ancienne motte féodale et sa palissade de protection
En 1653, le propriétaire de la seigneurie de Gesvres, César de Renouard, reconstruit le château et barre le Gesvres d’une digue pour alimenter en eau les douves et canaux qui dessinent devant sa demeure un paysage propice à la flânerie : une île ronde, une fontaine et un jet d’eau d’une dizaine de mètres.
La digue barrant le Gesvres ; les Treilliérains appellent l’endroit « la cascade »
C’est à partir de cette époque que le petit pont sur le Gesvres commence à poser problème. Pour en savoir plus penchons nous par-dessus l’épaule d’Alexandre Vincent, maire de Treillières ; ce 30 avril 1840 dans son relais de Poste de Gesvres qui fait office d’auberge et de mairie il est en train d’écrire au Préfet pour se plaindre du propriétaire du château de Gesvres, Mr Joseph Guillet de la Brosse. Celui-ci a entrepris de fermer tous les chemins qui passent sur son domaine et en particulier:
« Il a déjà interdit une voie qui conduisait un assez grand nombre d’habitants du village de Garambaud, la Chédorgère et la Ménardais ainsi que beaucoup d’habitants de la commune d’Orvault et de plus loin qui vont le dimanche à la messe au bourg de Treillières ainsi que les autres jours quand leurs affaires les appellent au dit bourg…. Cette voie, aujourd’hui de pied était anciennement une voie chartière qui servait de grande route royale avant que la grande route royale N° 137 qui passe aujourd’hui à (la Poste) de Gesvres fut construite il y a environ 130 ans ».
Cette voie chartière dont parle Alexandre Vincent c’est l’ancien « grand-chemin de Nantes à Rennes » (ainsi désignait-on les grandes routes avant la Révolution) qui venant du moulin des Landes, passait au champ de foire et devant la métairie de la Gîte, descendait au château de Gesvres dont il traversait les deux cours et remontait le coteau vers les Dons pour rejoindre l’ancienne voie romaine de Nantes à Blain aux Brillats. La descente sur le Gesvres était particulièrement dangereuse. En 1660, le messager de Rennes se plaint qu’il ne peut plus faire Rennes-Nantes et retour en quatre jours à cause du mauvais état du chemin, surtout «à cause d’un endroit très dangereux qui est au delà du bourg de Treillières près la maison de Gesvres ou le dit suppliant se trouve souvent en danger d’y perdre ses chevaux...». Le seigneur de Gesvres, César de Renouard (1609 – 1675), qui souhaite goûter le repos dans son manoir fraîchement reconstruit, profite de l’occasion pour proposer un nouveau tracé plus droit, plus court, plus commode, et surtout plus éloigné de sa demeure, allant de la Ménardais à la Poste de Gesvres… ce fut la voie royale N° 137 dont parle A. Vincent (notre actuelle D 537).
Mais les villageois continuèrent à emprunter l’ancien grand chemin qui offrait pour certains un raccourci appréciable. Selon Alexandre Vincent :
«Au lieu du château de Gesvres il existait un beau pont en bois où les habitants franchissaient la rivière sans danger… le pont du château de Gesvres existait encore en 1795, moi âgé de 54 ans, j’ai bien connaissance d’y avoir vu passer des voitures sur cette route mais pas aussi fréquemment que de l’ancien temps parce qu’à cette époque la route royale était faite depuis longtemps… il ne passait donc à cette époque au château de Gesvres que les habitants des villages dénommés ci-dessus, à pied pour aller et revenir du bourg et quelques voitures… De 1795 à 1800, l’homme d’affaire qui régissait ces biens au nom de la propriétaire appelée Mademoiselle Drouet[1], en devint à sa mort propriétaire par une vente illicite lui ayant soustrait sa signature. Se voyant propriétaire d’un si beau bien, leva la tête et déclara la guerre aux habitants en s’opposant au passage des charrettes, enleva le pont chartier et il ne passa plus de charrettes. Les habitants de Treillières toujours assez paisibles et battus qu’ils avaient été par la révolution de 1793 n’osèrent rien entreprendre contre ce riche puissant, mais le peuple qui se trouvait vexé de l’interdiction de ce passage proféra des murmures contre ce propriétaire qui était un certain Hervé, grand avocat. Ce dernier reconnaissant bien qu’il aurait eu de la peine à interdire un passage qui avait été autrefois grande route, pour satisfaire aux habitants se décida à reculer le passage et le descendant d’environ 50 m il fit construire un pont de bois avec des piliers en pierre pour passer les hommes de pied seulement et recula la voie de pied, sur terre, par derrière son jardin… Mr Haentjens père étant devenu propriétaire de cette grande propriété par l’acquisition qu’il en fit il y a près de 40 ans (en 1803) n’a point voulu entreprendre une lutte populaire ; au contraire il a lui-même fait les réparations de ce pont à chaque fois qu’il en a eu besoin et dans ce moment ci il était dans un parfait état de sûreté pour le public ».
Sur le cadastre de 1839 les ponts dont il est question sont portés. Nous les avons signalés par des * et nous avons mentionné l’emplacement de la digue de 1653
Vers 1830 ce Mathias Haentjens dont parle Alexandre Vincent partage ses biens entre ses enfants. Les 2 garçons reçoivent la société d’armement maritime qu’il dirige et de grands domaines agricoles ; les deux filles se partagent la terre de Gesvres (492 h. soit le ¼ de la commune). Marie-Elisabeth, épouse de Joseph Guillet de La Brosse négociant à Nantes, reçoit le château de Gesvres et 228 hectares situés au sud du Gesvres. Elise, épouse de Pierre Maës, aussi négociant nantais, reçoit 264 h. au nord du Gesvres, et construit en 1837 un château près de la métairie de la Rivière appelé château du Haut-Gesvres. Les deux domaines sont séparés par le ruisseau de Gesvres, mais reliés par le pont… pour l’instant !
Car Joseph Guillet de La Brosse n’a pas envers les villageois d’aussi bonnes dispositions que son beau-père ; voyons ce qu’en dit Alexandre Vincent :
« Samedi 18 courant (avril 1840) Mr de La Brosse a fait enlever le pont de son côté attendu qu’il se trouve divisé par la moitié ayant deux longueurs de poutre dont un bout de chaque se trouve soutenu par le milieu de la rivière par une forte pile en pierre et le passage est entièrement interdit quoique le côté de Mr Maës existe toujours… ».
Joseph Guillet de La Brosse ne se contenta pas de détruire sa moitié du pont sur le Gesvres « … j’ai vu qu’il se disposait à mettre des barrières fermées à clef pour arrêter la circulation chartière sur deux points où il existe deux chemins qui arrivent à son château… » obligeant les villageois à des détours de 2 à 6 km selon leur destination.
Alexandre Vincent fit un procès, le perdit et il fallut attendre… mars 1999 pour à nouveau franchir le Gesvres sur une passerelle qui joue à saute mouton sur le ruisseau près du vieux château que Joseph Guillet de La Brosse protégeait si jalousement de toute ingérence villageoise. L’eau a coulé, emportant les petits calculs et les mesquineries de l’acariâtre Joseph de La Brosse et en 1923, un de ses héritiers a donné le domaine à une œuvre sociale. Le ruisseau irrigue des moissons nouvelles ; sur le pont de Gesvres on peut aller danser.
Jean Bourgeon
[1] Son frère René Drouet avait acheté le domaine de Gesvres au dernier seigneur de Treillières, le comte de Talhouët, le 6 mai 1792.
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