Le partage
En 1803 Mathias Haentjens acquiert le château et les terres de Gesvres (492 hectares) à Treillières. Né à Cologne (Allemagne) de parents hollandais, cet armateur et négociant nantais a fait fortune dans le commerce transatlantique transportant d’un continent à l’autre sucre, tabac, coton… et à l’occasion, quelques esclaves africains destinés aux plantations du continent américain. Le domaine de Gesvres et sa dizaine de métairies ne sont qu’une partie de son patrimoine foncier mais c’est pour lui un placement sûr et un agréable lieu de détente à la belle saison quand la ville étouffe. Le château de Gesvres (bas) devient alors une scène du théâtre social, un espace de représentation où le passé féodal du lieu confère à son propriétaire recevant amis et associés une patine aristocratique qui fait oublier une fortune trop roturière. C’est aussi une petite thébaïde pour le vieux négociant tracassé par des questions existentielles au terme de sa vie.
En 1837, sentant sa fin prochaine (il meurt en 1839 à l’âge de 83 ans) il partage son domaine de Gesvres entre ses deux filles : Marie-Elisabeth, épouse de Joseph Guillet de La Brosse reçoit le château de Gesvres (bas) et 228 hectares ; Elise reçoit 264 h. situés sur la rive gauche du Gesvres mais dépourvus de manoir. C’est elle et son mari qui vont construire en 1837, au lieu dit La Rivière, le château que l’on a coutume d’appeler le Haut-Gesvres.
Le site de Gesvres
Sur une photo aérienne du début des années 1970 nous avons indiqué :
1 : le château du Ht-Gesvres
2 : Le château du Bas-Gesvres
3 : le potager en terrasse
4 : le jardin clos de la cascade
Un coin de Louisiane à Treillières
Elise Haentjens a épousé en 1817 Pierre Joseph Maës, négociant nantais lui aussi qui se pique de politique. En 1830 il a été, à Nantes, l’un des leaders de la « Révolution de juillet » qui chasse Charles X du trône. Colonel de la Garde Nationale il s’est fait élire député de Loire-Inférieure ; il démissionne de son mandat en 1835, se représente en 1837, échoue et (y-a-t-il un lien ?) entreprend d’aménager sur le domaine de Gesvres que vient de lui apporter son épouse une paisible gentilhommière justifiant ainsi le propos du héros romantique de l’époque (le « René » de F.R. de Châteaubriand) : « Les Européens, incessamment agités, sont obligés de se bâtir des solitudes ».
Sur le coteau dominant la vallée du Gesvres, à l’écart de tout hameau, il construit un petit manoir (le château actuel moins les deux ailes) qu’on prendrait presque pour une maison bourgeoise si la façade sud-est, d’un austère classicisme à peine déridé par quelques courbes baroques dans la partie supérieure, ne lui conférait ce qu’il faut de morgue aristocratique pour accéder au rang de château et transfigurer l’armateur qui a ici jeté l’ancre en gentilhomme campagnard.
Autour de sa demeure, là où il n’y a que des champs cultivés il aménage un espace de 7,5 hectares ; deux massifs boisés encadrent une prairie ouverte sur une vaste perspective. L’époque est au romantisme ; le parc du château doit plaire au regard, toucher l’âme, composer un décor propice au rêve et à la communion de l’âme avec les forces telluriques. Dans le bois il aménage un étang que prolonge un ravin ; il ne manque qu’une grotte (mais une fontaine recouverte de vieilles pierres moussues en tient lieu) et quelques rochers pour aménager un espace où les héros de Châteaubriand (Atala, René, Chactas…) se retrouveraient dans leurs forêts du Nouveau Monde, car déjà les liquidambars, les tulipiers de Virginie et autres arbres de Louisiane sont là, plantés par Pierre Joseph Maës en souvenir de sa jeunesse américaine.
P.J. Maës est né en Louisiane le 31 décembre 1787 « dans la paroisse de Saint-François du Poste de Natchitoches, province de Louisiane » (Etat Civil). Par « paroisse » il faut entendre ici le « comté » américain d’aujourd’hui, mais la Louisiane est alors encore française. C’est en 1714 que Louis Juchereau de Saint-Denis a fondé le fort de Natchitoches (du nom des populations indiennes locales) au bord de la Rivière Rouge, à l’Ouest du fleuve Mississippi et à 350 km au N-O de La Nouvelle-Orléans. Quand naît P.J. Maës le fort Saint-Jean-Baptiste (ou poste de Natchitoche) ne compte que 756 habitants (Européens colonisant les terres indiennes à l’aide d’esclaves africains). Ses parents exploitent une plantation consacrée au tabac et au coton. Son père, d’origine hollandaise a épousé Marie-Anne Dartigaux (descendante d’émigrés français venus de Bayonne) qui est décédée le 26 février 1797, à l’âge de 34 ans. Sa tombe est la plus ancienne de l’actuel « Cimetière américain » de Natchitoche ville qui compte aujourd’hui 20 000 h.
Le Cimetière américain et ses vieilles tombes dont celle de la mère de P. Maës
En 1731, le poste de Natchitoches a été attaqué par les Indiens Natchez, installés plus à l’Est au bord du Mississippi, lors de la guerre les opposant aux colons français et qui leur sera fatale. Le souvenir de la tragédie des Natchez massacrés ou déportés par les Français est encore assez fort pour émouvoir, 60 ans plus tard, le jeune François-René de Châteaubriand parcourant, en 1791, le continent américain : « A l’ombre des forêts américaines, je veux chanter des airs de la solitude tels que n’en ont point encore entendu des oreilles mortelles ; je veux raconter vos malheurs, ô Natchez, ô nation de la Louisiane, dont il ne reste plus que des souvenirs ». Bien que n’étant jamais venu en Louisiane (il ne descend pas plus bas que le Tennessee) il y situe l’action de ses 3 romans (Les Natchez, Atala, René) faisant entrer par la porte mélancolique du drame « le désert de Louisiane » (lisez « forêt ») dans le Romantisme.
On peut penser que Pierre-Joseph Maës, dont la jeunesse se déroula à proximité du territoire Natchez fut sensible à l’œuvre de Châteaubriand. Peut-être éprouva-t-il lui aussi comme les héros romantiques « le mal du siècle » qui voue à la mélancolie les âmes bien nées de ces années-là car « Tout ce qui était n’est plus » (A. de Musset, 1836) ? Est-ce pour le conjurer qu’il essaya de recréer près de son château des bords du Gesvres, qui n’a rien du Mississipi, la petite Louisiane de son enfance en y plantant des arbres apportés de là-bas qu’il mêla à des essences locales laissant à d’autres, à nous, beaucoup plus tard le plaisir de voir la lumière de la lune flottant « sur la cime indéterminée des forêts » (Atala).
Dans les années 1840, l’armement Maës est l’un des plus importants du port de Nantes commerçant vers le continent américain mais encore plus vers l’Océan indien.
Au temps des baleines
Pierre-Joseph Maës meurt à l’âge de 86 ans en 1873. En 1861, il a vendu son domaine du Haut-Gesvres à Edmond Doré-Graslin, homme d’affaires nantais et arrière-petit-fils de Jean Graslin promoteur du quartier et du théâtre qui portent son nom à Nantes. Bien que demeurant habituellement rue Crébillon il fait agrandir le château du Haut-Gesvres par l’adjonction de deux ailes en 1867 pour en faire un confortable lieu de repos et de réception. Député de la Loire-Inférieure de 1870 à 1876, il prend peu de goût à cette fonction et ne se représente pas préférant devenir maire de Treillières (1878–1887). Même s’il est rarement présent sur la commune les Treilliérains apprécient ce riche châtelain qui n’hésite pas à puiser dans sa fortune pour pallier aux défaillances du trésor municipal ou équilibrer le budget paroissial.
Après la mort d’E. Doré-Graslin, survenue en 1899, le château est vendu à Jeanne Réalier-Dumas mariée à Paul Bergue. Celui-ci est le représentant à Nantes d’une importante compagnie maritime havraise spécialisée dans le commerce colonial (café, bois, nickel…) ; il est aussi vice-consul d’Allemagne. On leur doit encore aujourd’hui l’inattendue « rue des baleines ».
Dans les années 1830 Nantes était le deuxième port baleinier français avec à sa tête l’armement Dobrée. L’activité baleinière déclina rapidement jusqu’à disparaître vers 1850. Paul Bergue récupéra des équipements de navires baleiniers mais, tandis que Thomas Dobrée les entreposait dans ce qui deviendra un musée, P. Bergue disposa les cuves à faire fondre la graisse de cachalot aux alentours du Haut-Gesvres. La population locale ne tarda pas à baptiser le chemin conduisant au château « chemin des baleines », appellation qui a traversé le siècle laissant croire que le Gesvres tout proche a de surprenantes ressources halieutiques ; surtout le 1er avril.
Jeanne Réalier-Dumas née en 1873 à Chatou, où elle possédait une résidence, était la sœur de Maurice Réalier-Dumas, peintre et animateur avec sa compagne Alphonsine de la guinguette « La maison Fournaise » à Chatou, où se réunissaient artistes et écrivains de l’époque (Monet, Sisley, Renoir, Degas, Pissaro, Maupassant, Apollinaire…). Elle-même avait la passion de la peinture et des… chiens comme on le voit sur cette photo prise devant le château du Haut-Gesvres : elle pose en chapeau entourée de ses animaux favoris et de ses domestiques (2 frères originaire de Treillières, une treilliéraine et 4 sœurs originaires de Douarnenez où elle aimait passer ses vacances). Divorcée de son mari en 1921 elle vendit le Haut-Gesvres en 1922 et se retira à Nantes, rue Racine où elle mourut en 1954.
Madame Bergue (en chapeau) et sa domesticité
Jusque-là le Haut-Gesvres n’a été qu’une résidence de campagne entre les mains de riches bourgeois nantais satisfaits d’y trouver le repos et d’exprimer leur réussite sociale par un de ces châteaux serti dans son parc d’agrément comme il en existe beaucoup dans la région nantaise, apparat indispensable pour toute fortune qui se respecte. A partir de 1922 il va en être autrement.
Gesvres côté jardin
Le nouvel acquéreur, Etienne Sebert, né en 1886 à Saint-Brieuc, est un ingénieur agronome fortuné. En 1921 il parcourt avec sa future épouse la campagne nantaise à la recherche d’un domaine où il pourrait se livrer à sa passion de l’agronomie. Après avoir loupé de peu la Gandonnière, à La Chapelle-sur-Erdre, il acquiert en 1922, année de son mariage, les 52 hectares du domaine du Haut-Gesvres. A la différence des précédents occupants, le couple et ses deux enfants vivront à l’année à Treillières. E. Sebert va faire du parc du château (7,5 h.) une sorte de « jardin des plantes ». Il crée autour de la vieille demeure des parterres et massifs aux fleurs et arbustes soigneusement sélectionnés pour leurs couleurs leurs parfums et destinés au plaisir des sens. Au bout de la prairie qui court devant le logis, là où la pente vers le Gesvres est soudain plus déclive Pierre Maës avait aménagé un potager sur 3 terrasses. Dans la première E. Sebert cultive des fraises des bois ; le mur qui la soutient porte du chasselas ; la 2e terrasse est plantée d’artichauts et la 3e est consacrée à divers légumes. Dans le jardin clos de murs situé près du Gesvres et appelé « jardin de la cascade » il a planté de part et d’autre d’une allée centrale, d’un côté divers types de framboisiers et de l’autre des groseilliers et des cassis.
E. Sebert se charge des semis, de l’arrosage et du suivi des cultures laissant les gros travaux à son employé, Jean Frangeul. C’est également ce dernier qui, à bord d’une vieille Citroën aménagée en camionnette, va au marché Talensac de Nantes vendre les produits du jardin. Ce revenu, ajouté à celui des 3 exploitations agricoles du domaine, permet au châtelain-jardinier de vivre sans souci du lendemain sa passion de l’agronomie et celle du piano.
Le Haut-Gesvres au temps d'E. Sebert
Sollicité par les Treilliérains, après plusieurs refus, E. Sebert accepte en 1934 la charge de maire de la commune qu’il gardera jusqu’à sa mort survenue en 1960. Pendant ce long mandat il ouvre son parc aux habitants de Treillières qui prennent l’habitude d’y venir pour toutes les manifestations festives : kermesses, réunions d’Action catholique… Dans son salon le maire-jardinier donne des cours d’agronomie à une dizaine d’agriculteurs du pays soucieux de perfectionner leurs méthodes de travail. Pendant la guerre de 1939-45 le château du Haut-Gesvres accueille les réfugiés de 1940 puis les Nantais chassés de chez eux par les bombardements de 1943 et enfin les Américains libérateurs d’août 1944 ; peut-être y avait-il parmi les hommes du colonel Clark quelques cajuns de Louisiane ?
Pendant près de 40 ans, entre les mains sûres d’un agronome averti, le parc du Haut-Gesvres est devenu un petit royaume végétal pour le plaisir des yeux et des sens ; mais un paradis fragile.
En 1956 E. Sebert dont la fille est entrée en religion lègue sa propriété aux religieuses de Notre-Dame de Charité plus connues à Nantes sous le nom de « Dames blanches ». Après la mort du généreux légataire en 1960 elles transforment le château et ses dépendances pour y accueillir des jeunes filles en difficulté puis, plus tard, en maison de retraite pour les religieuses de la congrégation. En 1977 un litige s’étant élevé au sujet du legs fait par E. Sebert entre la fille de celui-ci et les religieuses, ces dernières quittent le château. Abandonnés pendant 12 ans les bâtiments sont vandalisés et le parc laissé à la friche. Ayant enfin récupéré son bien, la fille d’E. Sebert en fait don à la commune de Treillières en 1990.
21 ans et quelques dégâts plus tard la municipalité envisage aujourd’hui de réhabiliter le site. Va-t-elle maintenir le parc du Haut-Gesvres dans les 3 fonctions qui furent les siennes depuis 1837 : un espace de détente (pour les bourgeois nantais d’autrefois et les Treilliérains du temps des kermesses) ; un espace végétal (de Maës nostalgique des arbres de sa Louisiane aux petits fruits rouges de Sebert le châtelain-jardinier) ; un espace de représentation (pour les négociants fortunés désireux de paraître et pourquoi pas demain pour une commune qui gagnerait à être plus et mieux connue) ?
Jean Bourgeon, février 2011
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